Président du groupe TIC Economie Numérique au Comité National des Conseillers du Commerce Exterieur de la France (CNCCEF) Gilbert Réveillon, 56 ans, décrypte les enjeux du digital pour les exportateurs. Comptant parmi les meilleurs experts français du numérique, cet HEC Montréal, à la carrière variée (Royal Bank of Canada, Danone, Europcar, Virgin Executive Aviation) accompagne souvent les entreprises françaises au salon CES.
Que change le numérique pour les échanges internationaux ?
Comme dans beaucoup de domaine, à peu près tout. Pour un exportateur, il est incontournable de bien pratiquer le digital. Le niveau
le plus basique est celui de sa visibilité numérique sur les grandes plate-formes. C’est le B-A-BA: impossible de ne pas avoir une présence sur Facebook, y compris dans le B to B. Et désormais il en est de même sur Instragram, plateforme en vogue chez les jeunes
générations qui se mettent à délaisser Facebook. Tout cela est vrai en Europe et aux Etats-Unis, mais encore plus en Asie. Lancé en
2016 en Chine, le réseau social Tiktok revendique de plus de 700 millions d’utilisateurs, la plupart des grandes marques l’adoptent.
Des plate-formes de commerce comme Alibaba prennent de plus en plus d’importance, on ne peut s’exonérer d’y être présent ou d’avoir une réflexion à ce sujet au vu de leur puissance. Songez qu’Alibaba vient de battre, il y a peu son record avec 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires réalisé en 60 secondes.
Dans cet univers, pour l’exportateur,quid du schéma commercial classique avec distribution qualifiée dans un pays, représentants ou concessionnaire assurant le service, etc…
Cela subsiste et on doit l’entretenir, il n’y aura pas de substitution complète. Mais on doit être capable d’intégrer cette approche classique avec le monde digital au risque de mettre en cause son business.
C’est certes une couche de complexité qui se rajoute mais il en découle une agilité accrue de l’entreprise sur son marché…
Les plates-formes digitales d’e-commerce ne concernent-elles pas avant tout les biens de consommation ?
Non, ce serait un erreur de le penser par comparaison avec les usages en France, en Europe ou même aux États-Unis avec le schéma Amazon Mais en Asie par exemple vous trouvez de tout sur les plate-formes digitales : du riz, des chaussures de sport, bien sûr, mais aussi des bogies de trains ou des IRM. Et il ne s’agit pas des « fake », mais de vrais produits professionnels! J’ai démontré à un grand opérateur de l’imagerie médicale, à sa grande surprise, que l’on pouvait trouver des IRM de qualité via des plate-formes commerciales en Asie.
Comment agir face à cette déferlante ?
L’entreprise doit adopter une bonne stratégie commerciale digitale de type couplage «produit – marché» et se doter des outils de communication adaptés avec ses clients, en oubliant par exemple de vieux moyens comme l’e-mail.
C’est à dire ?
En Asie, l’email disparaît peu à peu. Un patron chinois qui reçoit 3000 emails par mois, ne va pas les lire, même si votre proposition commerciale est des plus intéressantes. Pour ses contacts commerciaux, il privilégiera WeChat, notamment. La capacité à monter des groupes Wechat, à communiquer par ce moyen est ancrée dans tous les usages … quitte à renvoyer par ce biais à notre patron chinois la propositions commerciale adressée par email !
Au delà de ces aspects un peu anecdotiques?
Chacun doit surtout maîtriser les techniques de base de l’e-marketing : acquisition, conversion, retargeting, approche omnicanal,
etc… et désormais l’intelligence artificielle. Cela nécessite une profonde réflexion stratégique pour l’exportateur avec une particularité en Europe qui est celle du RGPD et de sa fragmentation encore plus renforcée en 27 parcelles de « jeux » (gameplay).
Qu’en est-il du RGPD , donc ?
Ce règlement est dénoncé par beaucoup de professionnels comme un frein à l’innovation. Gary Shapiro le patron du salon CES est
virulent. C’était aussi le propos de Jack Ma, le fondateur d’Alibaba à Vivatech cette année sur le thème : restriction des données et de leurs usages signifie restriction du business !
Quelle est leur approche ?
Ils veulent d’abord libérer les échanges, créer de la richesse en facilitant les affaires pour ensuite converger vers les valeurs éthiques
que prone l’Europe, et pas l’inverse ce qui d’après eux va tarir la source des innovations de rupture… ils ont pris de l’avance indéniable mais je suis convaincu qu’un juste équilibrer entre les deux extrémités va s’établir progressivement… pour l’instant le 1er émetteur de crédit au monde c’est Alibaba avec Ant financials : qui l’aurait cru il y a 5 ans…
Au centre de ces révolutions, il y a les données…
En effet, le fonctionnement des grands opérateurs de commerce, et donc la pertinence d’une offre ou d’une approche commerciale repose sur la data et la capacité à donner du sens aux données non structurées grâce à l’IA, le berceau des innovations de rupture qui nous attendent. D’autant que s’ajoutent à un rythme accéléré de multiples couches comme la reconnaissance faciale ou vocale ou encore le scoring numérique individuel ou des entreprises. Beaucoup de pays ne s’embarrassent pas des préventions européennes.
Ainsi, la force fondamentale d’Alibaba, c’est son « data lake » qui repose sur une masse sans équivalent en terme de volume d’utilisateurs et d’échanges entre toutes les parties prenantes de l’écosystème. Ce groupe affiche deux à cinq ans d’avance dans l’utilisation de l’IA pour traiter, structurer et bonifier ces données, Il s’agit d’une énorme performance technologique en terme d’infrastructures et de cloud que même les plus grandes entreprises numériques occidentales ont, aujourd’hui, du mal à suivre.
Et demain ?
Outre la capacité à capter, traiter et structurer les données, il faudrales défendre, c’est toute l’approche cybersécurité qui est essentielleou encore son lot de «fake news». Il faut s’attendre aussi à un nouveau changement d’échelle avec la révolution de la 5G et des capteurs de données que l’on trouvera à peu près partout. On pense aujourd’hui crouler sous la data… en fait avec la 5G on en aura encore d’avantage à traiter. Cela va creuser les écarts technologiques.
C’est ce que révèlent dans le fond les comportements de Donald Trump contre Huawei, à savoir une forme de retard dans les infrastructures aux États-Unis (un gap de 130 milliards de dollars, selon Deloitte). Enfin, si l’IA dont on parle beaucoup est en réalité déjà entrée dans les faits, il y a plusieurs autres sujets sur la table, dont la blockchain, un outil et une technologie émergente mais qui devrait vite se généraliser dans le commerce international.
Quelle sont les applications de la blockchain dans le domaine commercial, notamment dans les échanges internationaux ?
Elles sont nombreuses. La ville de Shenzhen utilise l’IA, mais aussi désormais la blokchain avec le concours de Tencent pour traiter les relations avec tous ses fournisseurs, gérer son système de transport ou collecter des taxes. De même, Wallmart s’est allié avec IBM pour sa supply-chain et impose ces technologies blockchain à certains fournisseurs. Être exportateur, c’est affronter cette réalité.
La trade finance ou le shipping sont aussi intéressés par les garanties d’inviolabilité de cette technologie. La Chine pourrait déployer de tels systèmes le long de ses Nouvelles Routes de la Soie. Un pays comme la Suisse est très ouvert à cette technologie pour diverses applications dans l’immobilier, la traçabilité des matières premières ou la validation des actes notariés par exemple.
En France, on doit souligner le rapport parlementaire remarquable fin 2018 de deux députés, Laure de La Raudière et Jean-Michel Mis, sur l’écosystème de la blockchain et des crypto-actifs que l’on ne peut plus ignorer. Mais dans notre pays, à vrai dire, on doit encore passer à l’échelle sur le sujet.
Y’ a-t-il d’autres révolution à attendre selon vous ?
Tout ce que nous connaissions aujourd’hui, notamment dans les relations commerciales, pourrait encore changer de dimension avec
les ordinateurs quantiques qui démultiplient dans des proportions inouïes les puissances et les méthodes de calcul. Tout n’est pas parfaitement clair mais Google et, signe des temps, un commerçant, à savoir Alibaba, ont annoncé de grandes avancés en la matière
(cf Google et Suprématie Quantique).
En résumé, pour l’exportateur de terrain, tout cela peut sembler complexe et éloigné de ses préoccupations mais ces ruptures technologiques vont profondément affecter le commerce international.Dans ce contexte, l’important, c’est d’intégrer dans son entreprise les bons experts à même de prendre conscience des enjeux, d’imaginer des solutions concrètes et à court terme.. même si la compétition est rude pour ces talents.
Pierre-Olivier Rouaud
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