La fixation et la légitimité des surcharges ou l’exemption des règles de concurrence dont bénéficient les alliances opposent chargeurs et transporteurs maritimes de conteneurs. Deux sujets d’actualité avec la mise en œuvre de nouvelles surcharges « soufre » par ces derniers et l’étude du renouvellement des règles d’exemption par la Commission européenne.
Tous les modes sont impactés par la baisse des volumes à transporter depuis l’apparition du Covid-19.
Dans le transport maritime de conteneurs, elle se traduit par une chute des boîtes au départ des ports chinois qui rassemblent 7 des 10 premiers ports conteneurisés mondiaux. Etendue à l’ensemble de la planète, l’épidémie diminue aujourd’hui les flux sur toutes les routes maritimes avec plus ou moins d’ampleur. Pour l’agence de notation et de crédit Scope Rating, l’impact du Covid-19 risque ainsi de créer une nouvelle surcapacité sur le marché du transport conteneurisé.
Cette situation aura pour conséquence de « limiter les marges de manœuvre des armements pour répercuter l’augmentation de leurs dépenses dues à l’entrée en vigueur des nouvelles réglementations sur les émissions ».
Depuis le 1er janvier 2020 justement, les compagnies maritimes doivent se conformer à l’annexe VI de la convention Marpol qui fixe à 0,5 % la teneur maximale en soufre des carburants marins. Si sa finalité en faveur de la qualité de l’air est encouragée par les chargeurs, cette évolution réglementaire s’accompagne de surcharges « soufre » qui les interpellent en raison d’un « manque de lisibilité sur leur mode de calcul» évoque Jean-Michel Garcia, délégué aux transports internationaux de l’AUTF.
Appel à la vigilance
Les solutions retenues par les armements conteneurisés pour respecter les nouvelles règles Marpol diffèrent en effet. Si tous s’appuient sur un mix carburants, ce bouquet se compose de carburants à 3,5 % de soufre (HSFO : high-sulphur fuel oil) avec scrubbers et à 0,5 % (LSFO : Low-sulphur fuel oil, ou MDO/MGO : Marine distillate oil/Marine gas oil). Si certains, à l’image de CMA CGM et Hapag-Lloyd, ajoutent du gaz naturel liquéfié (GNL) à ce mix, cette voie demeure encore marginale avec moins d’1 % des carburants marins consommés. « Près de 10 % de la flotte actuelle, soit 500 porte-conteneurs, est équipée de scrubbers », précise Antoine Martin de la société de business intelligence et de benchmark Xeneta ; un taux qui pourrait augmenter jusqu’à 25 % en fonction de l’évolution des prix de chaque carburant marin.
Sur ce constat, Denis Choumert, président de l’AUTF également à la tête de l’European Shippers’ Council (ESC) met en garde les chargeurs : « l’augmentation des coûts de carburant est une charge discrétionnaire et non une taxe obligatoire sachant que l’achat de carburant bas soufre n’est pas la seule option pour les armements ». Il les appelle du coup « à ne pas verrouiller trop vite les taux « all in » ni les suppléments « soufre » dans des BAF permanentes ». L’AUTF rappelle enfin que « les coûts de carburant ne doivent pas être une variable d’adaptation aux taux de fret et que le carburant bas soufre peut être couvert par les compagnies ». Xeneta confirme d’ailleurs que les réglementations ont peu d’influence sur les taux de fret, plus corrélés à l’évolution de l’offre et de la demande ainsi qu’aux facteurs exogènes tels que tensions géopolitiques, commerciales, événements climatiques…
Désaccord sur les règles d’exemption
Un autre bras de fer opposent chargeurs et armements conteneurisés autour de l’exemption aux règles européennes de concurrence dont bénéficient les consortia et alliances maritimes dans la ligne régulière (règlement UE n° 06/2009). D’une durée limitée depuis leur mise en œuvre en 1995, elles font l’objet d’une étude tous les 5 ans par la Commission européenne. Cette analyse est censée s’assurer que ces règles préservent les intérêts de tous les maillons de la chaîne logistique ainsi que l’offre et la demande sur le marché du transport maritime.
Dans ce cadre, la Commission a lancé une consultation l’an passé et a rendu un premier avis fin 2019. Celui-ci prévoit de prolonger de 4 ans et en l’état le dit-règlement devant expirer le 25 avril 2020 initialement. Pour justifier cette position, elle considère « que les raisons qui justifient l’exemption » ainsi que « les conditions sur la base desquelles le champ d’application et le contenu du règlement ont été déterminés, sont toujours valables et restés insuffisamment inchangés ». Elle estime en outre que les compagnies maritimes « doivent souvent coopérer pour accroître la viabilité financière et l’efficience de leurs activités au bénéfice de leurs clients ».
Analyse contradictoire
Depuis cet avis, plusieurs organisations européennes du transport et de logistique s’opposent au projet de prolongation arguant que cette exemption a des effets négatifs sur leurs activités. Cette « coalition » rassemble les chargeurs (ESC, GSF et GSA), les commissionnaires de transport (CLECAT), les armateurs fluviaux (EBU), les entreprises de manutention et de remorquage portuaires (FEPORT, ETA) et les opérateurs rail-route (UIRR).
Résumée par Denis Choumert, leur analyse diffère de celle de la Commission : « l’environnement juridique et économique justifiant ce système dérogatoire a profondément évolué et les armements doivent continuer à se rapprocher des règles normales de concurrence ». Il bat également en brèche l’idée avancée selon laquelle l’exemption profiterait aux clients et consommateurs finaux : « les accords n’autorisent pas directement la fixation conjointe des prix mais permettent une manipulation artificielle des capacités, ce qui offre aux armateurs un contrôle sur les taux de fret ». De leurs côtés, les prestataires portuaires de manutention et de remorquage dénoncent le rapport de force défavorable qui en découle face à des armateurs regroupés sous forme d’alliances.
Etendre l’analyse
Ces organisations et associations professionnelles relèvent aussi que la Commission ne démontre pas que « le maintien de l’exemption profiterait aux utilisateurs et aux fournisseurs de services de transport, c’est-à-dire aux consommateurs ». Elles lui demandent de procéder « à une évaluation objective afin de garantir des conditions de concurrence équitables et un fonctionnement sain de la chaîne logistique maritime ».
Cette nouvelle évaluation qui durerait au moins 12 mois viserait à étendre le champ de l’analyse à des paramètres non liés uniquement aux seuls taux de fret et à des marchés géographiques plus fins. Parmi les critères cités, les chargeurs évoquent la qualité de service au travers de la fréquence des lignes, des ports desservis et du choix proposé. Les autres organisations suggèrent que l’impact de l’exemption sur les opérations portuaires et les transports terrestres soit pris en compte car la couverture fonctionnelle des armements s’étend aujourd’hui à ces activités. Cette nouvelle évaluation aurait aussi pour objectif d’obliger les armements « à transmettre des informations pertinentes » pour évaluer les véritables parts de marché sur les principaux flux maritimes.
Le règlement d’exemption limite en effet cette part à 30 % et la Commission a reconnu être dans l’incapacité à obtenir des données suffisantes pour l’estimer. Pour Gunther Bonz, président de FEPORT, cette situation « soulève la question de savoir comment la Commission surveille le respect du règlement par les 3 puissantes alliances dans le transport maritime de ligne».
Erick Demangeon
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