Point de transit entre mer et terre, les ports d’Afrique de l’Ouest ont lourdement investi dans leurs infrastructures et terminaux à conteneurs ces deux dernières décennies. Pour trouver leur pleine justification, ces investissements doivent s’intégrer dans des chaînes logistiques terrestres irrigant leurs hinterlands jusqu’aux pays enclavés sans littoral.
Quel est l’état actuel des chaînes logistiques entre l’Europe et l’Afrique de l’Ouest ? Quel impact a la crise sanitaire de la Covid-19 sur ces dernières et quels enseignements en retirer dans la phase post-pandémique ? Deux webinaires organisés par le Medef International le 6 mai et par HAROPA avec notre confrère Ports&Corridors le 26 mai ont apporté une série de réponses à ces questions. Premier enseignement, les échanges maritimes conteneurisés entre l’Europe et le continent africain dans son ensemble résistent selon les données du Container Trade Statistics (CTS). Sur l’axe Europe-Afrique à l’origine de 10 % des flux conteneurisés mondiaux, le nombre de boîtes a progressé de 2,8 % au premier trimestre 2020. Dans le sens Afrique-Europe (4 % des volumes mondiaux), il s’est contracté de 0,9 %. Dans le même temps, le CTS relevait une diminution de 5,9 % des flux conteneurisés toutes routes maritimes confondues. Quant au nombre de lignes régulières entre l’Europe et l’Afrique, il s’est maintenu à 12 avec parfois, comme dans le cas de Maersk Line, une desserte s’appuyant par feedering et transbordement désormais.
Encourager la digitalisation
Cette résilience est due en grande partie au « déploiement rapide de mesures et gestes barrières ainsi que de plans de continuité d’activité dans les pays et ports africains » valorise Jean-Marie Koffi. Pour le secrétaire général de l’Association de gestion des ports de l’Afrique de l’Ouest et du Centre (AGPAOC), la crise sanitaire a un rôle « d’accélérateur en matière de digitalisation et de dématérialisation des processus logistiques à l’origine d’une meilleure efficacité et rapidité des transits portuaires. Ces évolutions ouvrent de nouveaux potentiels de productivité ». Un avis partagé par Romain Massoufle : « Les échanges électroniques de documents doivent être pérennisés dans la phase post-Covid pour fluidifier les transits portuaires». Pour le Trade manager Europe de la compagnie Nile Dutch Africa Line, « les mesures de contrôles sanitaires des équipages sont aujourd’hui opérationnelles ». Les nouvelles organisations dans la manutention limitant le croisement des personnels dockers sur les quais « ont entraîné cependant une baisse de la productivité jusqu’à 20 % parfois ».
La bataille se gagne à terre
Cette baisse de la productivité intervient dans des ports déjà confrontés à des congestions reconnaît Romain Massoufle. « Les ports de la COA ne sont pas homogènes en termes d’équipements et d’infrastructures même si de nombreux investissements y ont été menés au cours des dernières années ». Il en résulte des « réalités opérationnelles très différentes selon les pays et les ports. D’autres sont contraints par leur tirant d’eau ». Aussi pour Nile Dutch Africa Line, « les difficultés opérationnelles actuelles dans plusieurs ports ouest-africains ne sont pas directement liées au Covid » ; la crise sanitaire a pu les accentuer de façon ponctuelle en allongeant les temps de transit.
Encourageant la digitalisation et la dématérialisation des process via « des guichets uniques par exemple » et saluant les investissements menés dans plusieurs ports africains, Patrick Bret rappelle que l’amélioration des chaînes logistiques « se gagne aussi à terre ». Pour le responsable des trafics Nord/Sud de HAROPA, « les terminaux à conteneurs d’Afrique de l’Ouest apparaissent aujourd’hui tout aussi efficaces et de qualité que dans les grands ports internationaux ». Cette efficacité n’a de sens cependant si ils sont reliés à leur hinterland et aux pays enclavés sans littoral. « L’enjeu réside dans le développement d’infrastructures ferroviaires et routières de qualité ». D’elles dépendent la robustesse, la fiabilité et la compétitivité des chaînes d’approvisionnement ainsi que le dynamisme économique, industriel et agricole de la région.
Observatoire Europe-Afrique 2030
L’étude « Chaînes logistiques internationales : performances comparées des ports du Golfe de Guinée » publiée fin avril par l’Observatoire Europe-Afrique 2030 aborde cet enjeu et dresse plusieurs pistes d’amélioration. Son périmètre géographique couvre les 10 principaux ports à conteneurs de la région : Abidjan et San Pedro (Côte d’Ivoire), Dakar (Sénégal), Douala et Kribi (Cameroun), Cotonou (Benin), Lomé (Togo), Lagos (Nigéria), Tema et Takoradi (Ghana) ainsi que les projets portuaires sénégalais à N’Dayane et nigérian à Lekki. Autour de facteurs de compétitivité que sont les coûts, les temps d’acheminement et la sécurité, trois maillons des chaines logistiques ont été analysés : le fret maritime, le passage portuaire et les pré-post acheminements terrestres. Ils s’étendent à la dimension environnementale via le renouvellement des flottes routières, le cabotage ou feedering maritime et le report modal vers le rail.
Dérives des coûts terrestres
Premier constat, le Nigéria représente un enjeu régional majeur puisque le pays est à l’origine de plus de 70 % du PIB de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). « Les possibilités d’optimisation des chaînes logistiques au niveau régional dépendront beaucoup de l’attitude du Nigéria par rapport à la mise en œuvre d’une zone de libre-échange africain (ZLEC) », introduit l’étude. Le deuxième constat confirme les investissements massifs engagés ces dernières années dans l’aménagement de terminaux à conteneurs modernes de manière à répondre aux besoins des chargeurs et des armateurs en termes de temps et de capacité de manutention voire de stockage. « Au fur et à mesure que l’efficacité des ports s’améliore, la desserte des hinterlands devient le maillon faible des chaînes logistiques régionales ». Axes routiers dégradés, état des parcs de véhicules, risque d’attaques et de rackets, perte de temps lors des contrôles… sont quelques freins identifiés. Selon la Banque africaine de développement (BAD), la vitesse moyenne sur les corridors routiers n’est que de 6 km/h en Afrique de l’Ouest. Un camion roulant 10 h par jour mettrait entre 5 et 32 jours pour acheminer des marchandises entre le port d’Abidjan et Ouagadougou (1 160 km) ! « Le coût du maillon « terrestre » est très supérieur aux coûts des maillons « maritime » et « portuaire », et varient de 1 à 4 avec un maximum pour les pays enclavés du Sahel ».
Un investissement de 60 à 70 milliards d’euros
Pour remédier à cette situation, l’Observatoire Europe-Afrique 2030 propose un schéma directeur d’infrastructures terrestres et de mesures associées pour fluidifier et diminuer l’empreinte carbone des chaînes logistiques régionales couplés aux ports ouest-africains. Ce schéma préconise un axe ferroviaire dédié au combiné et aux trains complets reliant le port de Lekki à des hubs intérieurs nigérians ainsi qu’une dizaine de routes pénétrantes Nord/Sud reliant les ports à leurs hinterlands domestiques et aux pays enclavés. S’ajouteraient trois axes routiers transversaux entre les pays de la zone. Plusieurs de ces infrastructures s’inspirent et supposent le renforcement et la consolidation de corridors transafricains existants : Alger-Lagos (n°2), Dakar/N’Djamena-Transsahélien (5), Dakar-Lagos (7) et Yaoundé-Mombasa (8). « Un tel maillage nécessiterait la construction ou la réhabilitation de 12 000 à 15 000 km de routes à 2×2 voies ou à 2 voies, et la construction de 700 km de lignes ferroviaires au gabarit B1 en complément des investissements déjà engagés dans le cadre du programme des corridors intercontinentaux promus par l’UNECA, la BAD et l’Union africaine ». Le coût de ces travaux supplémentaires est évalué entre 60 et 70 milliards d’euros. En parallèle sont encouragées la sécurisation des réseaux logistiques, l’amélioration des accès portuaires, des espaces de stationnement des camions et de stockage aux abords des ports maritimes et intérieurs, ainsi que des simplifications administratives et douanières pour fluidifier les transits.
Structurer le littoral
Selon l’Observatoire, la mise en œuvre d’un tel schéma suppose aussi une meilleure concertation des Etats de la région en matière de développement portuaire. Citée également lors du webinaire organisé par HAROPA, cette recommandation renvoie aux aménagements menés ces 15 dernières années dans les ports ouest-africains : « Ils se sont traduits par une course aux capacités et une allocation non optimale des investissements. Il est indispensable de recentrer les trafics intercontinentaux de conteneurs sur trois ou quatre ports au maximum présentant les meilleures caractéristiques pour assurer le rôle de hub régional sur la base de critères nautiques, de tirant d’eau, de superficie disponible et la qualité des entrées/sorties terrestres. Sur la base du principe de complémentarité, les autres ports se spécialiseront sur la fonction cabotage-feedering ».
Erick Demangeon
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