Directrice d’investissement, Laureen Kouassi-Olsson dirige le bureau d’Afrique de l’Ouest du fonds de private-equity pan-africain Amethis. Celui-ci, présent dans plus 20 entreprises du continent, a levé pour son véhicule Amethis Fund II un total de 375 millions d’euros l’an dernier et affiche plus de 725 millions d’euros sous gestion. Ivoirenne, basée à Abdjan, Laureen Kouassi-Olsson livre pour Classe Export son analyse, en sortie de crise sanitaire, de l’économie du pays présidé par Alassane Ouatarra.
Vu d’Abidjan, quelle est la situation de l’économie ivoirienne ?
Comme toute l’Afrique, elle est fortement affectée par la crise. Mais ce n’est pas l’apoplexie! Les prévisions de croissance, pré-crise, étaient d’au moins 7% pour 2020, on tendra sans doute autour de 3% avec de grandes incertitudes. La cause majeure du ralentissement est le confinement, même s’il n’a pas été totalement strict. Le secteur informel, comme la restauration de rue qui travaille sur une base journalière avec peu de cash, a affronté une chute de consommation, due au couvre-feu nocturne. Pour la construction, certains chantiers ont dû être mis à l’arrêt, faute de matériaux. Au point de vue sanitaire, le respect des gestes barrières, l’interdiction des rassemblements et la mise en place par l’Etat de centres de santé dédiés a limité fortement la progression de la pandémie.
Qu’en est-il du coté des investisseurs internationaux ?
L’impact, négatif, est massif. L’économie ivoirienne fonctionnait ces dernières années de plus en plus, en s’appuyant sur des investisseurs internationaux. De ce côté, tout est stoppé, les frontières étant fermées (jusqu’à fin juin à ce stade NDR). A cela s’ajoute la disparition du tourisme, y compris d’affaires avec un effet dépressif sur l’hôtellerie. Les transferts d’argent des Ivoiriens de l’étranger, eux, ont fortement chuté.
Quel bilan tirez-vous de ces quatre mois?
L’adaptation impressionnante des entreprises ivoiriennes m’a frappé : la distribution formelle s’est réorganisée pour mettre en place un service minimum ou des systèmes d’e-commerce. La restauration de rue a mis en place des livraisons à domicile. Le système financier a basculé ses services en ligne très vite. Le mobile money s’est développé. Ce sont des pratiques, notamment autour du numérique qui accélèrent des mutations déjà en cours. Elles produiront des effets à long terme. C’est positif sur la diversification du modèle de croissance du pays, notamment au-delà des matières premières.
De ce côté, où en est-on ?
A l’inverse du Ghana et surtout du Nigeria, l’économie ivoirienne n’a pas de forte exposition aux produits pétroliers. Par ailleurs, l’essentiel de la campagne agricole en café et cacao a déjà été réalisée et dans de bonnes conditions. Mais, il y a aura un choc de demande sur certains produits comme le caoutchouc, dont la production était en forte hausse ces dernières années.
Hors le domaine de l’agri-business, qu’en est il du secteur productif ?
Il y a un fort risque de fragilisation du secteur privé. Les PME, notamment, connaissent des tensions en matière de liquidités. On peut s’attendre à une montée des taux de défaut. Ceci étant, la puissance publique a joué son rôle par son action auprès du système financier. La banque centrale a revu à la baisse ses contraintes et règles en matière de solvabilité et provisions. Les banques ont eu ainsi plus de marges de manœuvre, y compris sur les règles de classement de prêts douteux. L’Etat, lors de l’annonce du Plan de relance le 31 mars a reporté les taxes forfaitaires pour les artisans et les petits commerçants, retardé pour trois mois le paiement des impôts et les charges sociales, et suspendu les contrôles fiscaux. C’est positif.
Quid des effets de ce plan annoncé par le gouvernement?
Il doit encore être détaillé et mis en œuvre surtout que la situation nationale et internationale évolue vite. Les bailleurs de fonds ont été de la partie (encadré). En parallèle, la réforme de la zone CFA se poursuit et doit se traduire par le rapatriement des réserves portés par la Banque de France. Mais tout cela doit être structuré par les pouvoirs publics. A un moment, le pays devra faire face à ses engagements. Tout dépendra alors de la profondeur de la crise car l’Etat va perdre énormément de recettes fiscales, par exemple sur l’export.
Quelles perspectives pour 2021 ?
L’impact de cette crise est provisoire, selon moi. La Côte d’Ivoire a montré sa résilience. Le principal risque est, en fait, lié à l’évolution politique et la manière dont sera géré l’élection présidentielle. Elle reste maintenue le 31 octobre pour le premier tour. Si le scrutin se déroule sans troubles majeurs, cela rassurera fortement les investisseurs. La Côte d’Ivoire reste une destination de choix, du fait de la taille de son marché, de l’accès à la zone franc (demain l’Eco) ou un environnement harmonisé du droit des affaires (Ohada soit 17 pays NDR). Cela constitue un potentiel de croissance solide à moyen terme.
Amethis est un investisseur en capital, qu’observez-vous au plan concret dans la gestion des entreprises, notamment celles dans lesquelles vous détenez des participations ?
Toutes les entreprises ivoiriennes se sont mises en mode de gestion réactive de trésorerie. Elles surveillent de près leur « burn rate ». Celles qui le peuvent veulent renégocier les conditions de leurs dettes. Beaucoup cherchent des capitaux extérieurs, ce que cherchent à offrir certains DFI même si leur champ d’action est par nature limité. En fait, beaucoup d’observateurs attendaient une hécatombe… qui ne s’est pas produite.
Nous avons accompagné nos sociétés en portefeuille en Côte d’Ivoire et dans les autres pays du continent. Et bien sûr toutes ont dû revoir leurs budgets. De notre côté, nous avions conduit l’an denrier une importante levée de fonds, dont nous sommes à l’aise de ce coté !
Et à moyen terme ?
Sous les réserves exprimées, la croissance devrait repartir fortement dans les infrastructures, les industries de transformation agricole et de consommation, le logement, les services, la distribution…
Nous pensons notamment que le secteur financier peut être gagnant. L’économie va avoir besoin de liquidités et ses acteurs ont conduit en quelques semaines une mutation forte vers le digital. Nous percevons aussi de bonnes perspectives dans le secteur de l’assurance ou encore de la santé dans lequel nous sommes déjà investis via une participation dans les cliniques Novamed. Ce secteur connaît toutefois encore un fort stress avec des contraintes de liquidité, une baisse de fréquentation même si on observe une reprise d’activité sur l’ambulatoire ou la gynécologie par exemple.
Pour les investisseurs, y aura-t-il des opportunités ?
Concernant Amethis, notre thèse d’investissement, à savoir miser sur les entreprises et secteurs liés à l’émergence de la classe moyenne reste valide, que ce soit pour la finance personnelle, les services, la distribution organisée..
Il est certain que les sociétés familiales, notre cœur de cible, vont avoir besoin de capitaux ou de partenariats pour accélérer leur mutation, se structurer plus solidement et conduire leurs projets. La Côte d’ivoire doit continuer de renforcer son secteur productif.
Au-delà de la créativité du secteur privé, il faudra aussi que l’État et ses soutiens extérieurs continuent à mener des investissements lourds dans les infrastructures pour moderniser le pays. Tout cela passe aussi par une ivoirisation des investisseurs institutionnels via la collecte de l’épargne ou la structuration d’acteurs institutionnels comme la CNPS (sécurité sociale NDR).
Sous réserve de bonne tenue du processus électoral, à mon sens la Côte d’Ivoire va donc retrouver assez vite un cycle de forte croissance pour 5 ou 10 ans.
Propos recueillis par Pierre-Olivier ROUAUD
Un plan public massif à préciser
Au plus fort de la crise, le gouvernement ivoirien a lancé le 31 mars son « Plan de soutien économique, social et humanitaire », par la voix du Premier ministre Amadou Gon Coulibaly (décédé depuis). Ce plan chiffré à 2,5 milliards d’euros, soit plus de 6% du PIB comprend de nombreuses mesures fiscale, sociale des soutiens directs aux filières agricoles, au commerce ou au secteur informel. Il reste loin encore d’être mis en œuvre et totalement financé.
Pour leur part, les bailleurs de fonds, comme dans de nombreux pays africains ont toutefois déjà apporté un soutien rapide à l’économie ivoirienne. Le FMI a accordé 886,2 millions de dollars de crédit dès le 17 avril. La Banque mondiale un prêt additionnel de 35 millions de dollars début mai en marge de ses très nombreux programmes dans le pays. A cela s’ajoute un moratoire international sur la dette jusqu’à fin 2020 dans le cadre du Club de Paris.
La Côte d’ivoire est par ailleurs éligible aux programmes post-covid lancés par l’Agence française de développement (Afd) sur l’Afrique, à savoir 150 millions d’euros sous forme de dons et 1 milliard d’euros sous forme de prêts « afin de répondre aux enjeux de court terme des pays africains ». Pour rappel, outre Proparco en France, de très nombreux DFI (Development Finance Institutions) européennes comme FMO, CDC, DEG ou encore la SFI (Banque mondiale) ont affiché leur volonté de soutenir le secteur privé et les entreprises du continent.
Après un regain de contamination mi-juin, la Côte d’ivoire a, par ailleurs, resserré ses mesures sanitaires au moins jusqu’au 30 juin.
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