L’invasion de l’Ukraine par la Russie marque le début d’une nouvelle ère de guerre économique. Les mesures imposées par l’Occident à la onzième puissance économique mondiale sont si puissantes qu’elles ont déclenché le chaos dans son économie à 1 600 milliards de dollars et incité le président Vladimir Poutine à proférer des menaces nucléaires.
Il faut remonter aux pires années de la guerre froide pour avoir un même niveau de tension. Cette crise dépasse, en raison du nombre de morts, celle provoquée en 1948 par le blocus de Berlin ou celle liée à la construction du mur, alors suivie par la crise des missiles de Cuba en 1962, mais les implications économiques furent certainement moins importantes alors que celles que pourrait générer ce nouveau conflit.
En temps de paix, la guerre économique revêt déjà de multiples formes : commerciale, monétaire, technologique… En temps de guerre ouverte, l’arme économique est peu souvent annoncée. C’est donc une nouveauté sur la forme dans le cadre de cette guerre : le recours annoncé à la « guerre économique ».
La France par exemple, à défaut de s’engager sur le front militaire, a exprimé haut et fort cet objectif par la voix de Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, en annonçant vouloir contribuer à « l’effondrement de l’économie russe » en lui livrant « une guerre économique et financière ». Un propos immédiatement interprété comme étant une déclaration de guerre par Dimitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité de Russie.
Les Occidentaux ont donc, après l’avoir annoncé, déployé un arsenal de sanctions contre la Russie dont l’ampleur et l’empilement s’avèrent inédits.
Parmi les armes utilisées :
- Limiter l’accès aux financements européens, avec pour effet de rendre l’argent plus cher aux Russes et donc d’alourdir leur dette.
- Exclure la Russie du système Swift qui gère les échanges interbancaires à travers le monde
- Gel des avoirs de la Banque centrale russe
- Blocage des importations…
Exclue du système financier mondial, la Russie est sur le point de plonger dans une profonde récession. La majorité des analystes économiques estiment que le produit intérieur brut pourrait plonger de 5 % à 10 % cette année. Pour certains, « Dans quelques mois, voire semaines, la Russie pourrait plonger dans un défaut de paiement et une crise sociale comparable à celle traversée par l’Argentine en 2001 ». Les capitaux fuyant le pays, le rouble a chuté de 28 % cette année, entraînant la menace d’une inflation galopante. Le cours des actions russes a chuté de plus de 90 % dans les transactions offshores, et les multinationales s’en vont.
Le choc pourrait conduire à un coup d’État ou à une pénurie d’argent qui entraverait la machine de guerre mais M. Poutine pourrait riposter avec ses propres armes économiques. Après l’utilisation de bombes nucléaires en 1945, il a fallu des années pour élaborer une doctrine sur la manière de gérer les représailles. La Russie n’est pas une bizarrerie géopolitique que l’on peut étrangler économiquement en toute impunité. Elle peut, pour se défendre, agir sur 3 leviers principaux :
1 – Réduire sa dépendance au système financier occidental
C’est visiblement une partie du plan de Vladimir Poutine qui savait que les occidentaux allaient répondre à son attaque par des sanctions financières.
- La fin annoncée du fonctionnement des cartes bancaires Visa et Mastercard en Russie et hors de Russie ? Les grands groupes bancaires russes annonçaient travailler à l’émission de cartes UnionPay, le système équivalent chinois… « Avec cette carte, on peut faire des paiements dans 180 pays du monde »
- La dépendance du pays au dollar ? La part de ses échanges libellés en devise américaine a baissé ces cinq dernières années. Fin 2018, c’est le début de l’opération de réduction de la dépendance au dollar pour Poutine. Il se débarrasse de la moitié de ses dollars et commence à acheter des tonnes d’or. Fin 2020, pour la première fois, les courbes se croisent. La réserve de la Banque de Russie est plus importante en or qu’en dollars !
- Le blocage de transferts de fonds empêche le remboursement de la dette ? La Russie prévoit au moins un non-paiement sélectif de ses obligations souveraines ». Ce défaut de paiement de Moscou serait une première depuis 1998.
- Problèmes de règlement ? Les oligarques se sont pris de passion pour les cryptomonnaies. Ils ont notamment découvert qu’ils pouvaient grâce à l’énergie à bas coût de Sibérie financer des fermes de minage de Bitcoin.
2 – Deuxième rideau économique défensif de Poutine : Energie, hydrocarbures, métaux rares… L’économie russe repose en grande partie sur ses matières premières… dont son partenaire, l’UE, est fortement dépendante.
Les sanctions envers la Russie accentuent les tendances antérieures d’augmentation des prix du pétrole et du gaz. Il y a là une arme de destruction massive de pouvoir d’achat, de fabrication de pauvreté et d’inégalités. Vladimir Poutine sait qu’il peut à tout moment mettre l’Allemagne dans l’embarras en coupant les vannes de « North Stream » et des autres gazoducs qui passent par l’Ukraine.
Les marchés boursiers craignent une inflation tenace et un ralentissement économique. Il faut dire que la Russie et l’Ukraine jouent un rôle clé dans l’approvisionnement mondial en matières premières stratégiques, à usage industriel ou alimentaire.
La Russie, devenue en 2018 le premier exportateur mondial de blé, est « cruciale » pour alimenter la planète. Avec l’Ukraine, les deux pays sont un « grenier à céréales » pour le reste du monde. En Europe, le cours du blé flambe depuis le début du conflit, mais la situation sera sans doute encore plus dramatique dans certains autres pays. Le Liban par exemple dépend à 50 % pour son alimentation du blé russe et ukrainien.
Selon le cabinet spécialisé « Agritel », « c’est sur l’huile de tournesol que pèse le plus grand danger ». Célèbre pour ses champs de tournesol à perte de vue, l’Ukraine est premier producteur mondial de l’oléagineux et « la situation est très tendue sur le marché mondial des huiles ». Du coté des métaux industriels « les plus exposés » aux sanctions de la Russie sont l’aluminium, le nickel et le palladium, estime « Capital Economics ».
3 – La Russie a du mal à s’entendre avec l’union Européenne et les Etats Unis ? Le Kremlin conserve des partenaires de poids, à commencer par la Chine.
En pleine crise, les liens se resserrent entre Moscou et Pékin. Pékin parle d’une « amitié sans limites » avec le peuple russe. Les flux commerciaux entre les deux pays sont très révélateurs : les exportations de la Chine vers la Russie sont en hausse vertigineuse. Dans un volume général d’exportation chinoises vers le monde en quasi-stagnation sur janvier et février (+16%), les ventes de la Chine vers la Russie ont augmenté sur les deux premiers mois de cette année de près de 42%. Un peu comme si les relations étroites qu’entretiennent les deux pays depuis plusieurs années s’étaient soudainement réveillées. La Chine est aujourd’hui le premier partenaire commercial de la Russie. Et malgré ses importations en hausse, la Russie est l’un des rares pays à réaliser un excédent commercial avec l’Empire du Milieu.
L’invasion de l’Ukraine ne provoquera peut-être pas de crise économique mondiale aujourd’hui, mais elle pourrait bien marquer une inflexion dans le cours de l’économie mondiale pour les prochaines décennies. Aujourd’hui force est de constater que la Russie fait face à un choc économique et financier sans précédent, sa monnaie ayant perdu plus de 30 % de sa valeur. La Chine pourrait être tentée de se protéger d’éventuelles sanctions occidentales en privilégiant l’autosuffisance. Elle devrait aussi recalculer les coûts d’une guerre pour Taïwan. Pour l’économie mondiale, la crise ukrainienne est avant tout une source supplémentaire d’inflation. L’Occident a déployé une arme économique qui était jusqu’à récemment impensable. Elle doit dans l’avenir être utilisée à bon escient.